Chine : la bataille de l’e-commerce dans le luxe est lancée

Contrefaçons, reventes illégales, partenaires peu scrupuleux…

by Azoya

Dec 18; Sur Fashion Networks

Contrefaçons, reventes illégales, partenaires peu scrupuleux… Bien qu’attirées par la puissante consommation chinoise, les marques occidentales en ont longtemps fuit le commerce en ligne. Ce qui a poussé les géants locaux de l’e-commerce à multiplier initiatives et nouveaux dispositifs ces dernières années pour changer leur regard sur eux, et à lancer récemment une vaste opération de séduction auprès de l'industrie du luxe.

L’Empire du Milieu a vu sa consommation d’articles de luxe bondir de 15 % en 2017, à 20 milliards d’euros, selon le dernier rapport de Bain & Company. Soit la croissance la plus forte de la consommation mondiale de luxe, avec une  part de marché passée de 7 % en 2016 à 8 % un an plus tard, tandis que les Chinois, en tant que nationalité, achetant aussi en-dehors de leurs frontières, représentent 32 % de l’ensemble du marché.
Sur la même période, les ventes de produits de luxe en ligne dans le monde se sont envolées de 24 %. Autant dire que l’équation Chine/e-commerce se présente comme un levier de croissance plus que prometteur pour les maisons, surtout si l’on en croit les estimations du cabinet de conseil KPMG, selon lequel près de 50 % des ventes de biens de luxe en Chine seront réalisées via le Web d’ici à 2020.

Des portails dédiés

C'est dans ce contexte que les deux leaders chinois de la vente en ligne, JD.com et Alibaba viennent de déployer coup sur coup des boutiques virtuelles spécialement destinées à héberger les maisons de luxe. Le premier a créé avant l’été la plateforme exclusive de shopping en ligne Toplife, qui a déjà séduit des labels tels que La Perla, Emporio Armani, Rimowa (LVMH) ou encore Trussardi. Le second lui a répondu en lançant fin août la section dédiée aux produits haut de gamme Luxury Pavilion au sein de sa plateforme Tmall, née en 2008 pour accueillir les marques.
« La raison du lancement de Toplife est que nous comprenons les marques de luxe », expliquait à FashionNetwork.com le vice-président en charge des affaires générales de JD.com, Josh Gartner, lors d'un récent entretien. « Ces dernières préfèrent être vendues sur des sites dédiés au haut de gamme plutôt que sur un portail généraliste. Nous nous alignons sur le positionnement des marques, car nous voulons que l’expérience d’achat soit aussi luxe que celle en magasin. En outre, sur Toplife, tous les produits sont achetés directement auprès des marques ».
Une approche qui n’a pas manqué d’inspirer Alibaba, leader incontesté de l’e-commerce chinois, avec son nouvel espace Luxury Pavilion. « Sur Tmall, vous avez des marques, mais aussi des enseignes, par exemple de grands magasins, qui peuvent potentiellement les concurrencer ». D'où la création d'un espace distinct, qui offre par ailleurs des garanties aux griffes de luxe : « Sur le Luxury Pavilion, le consommateur sait qu’il achète directement auprès du label, et que donc il n’y a pas de contrefaçon », souligne Sébastien Badault, directeur général France d’Alibaba, qui a rejoint le Chinois il y a deux ans après avoir été responsable grands comptes internationaux chez Google.

Jeu d’alliances

C’est de la France qu’est partie cette main tendue d’Alibaba aux marques de luxe, comme le raconte le manager : « Alors que les Chinois sont les premiers consommateurs de luxe, il n’y avait rien sur Tmall. L’idée d’aller vers le luxe a plu à notre CEO Daniel Zhang. C’était en plus le bon moment, puisque les problèmes de "pricing" liés aux taxes commençaient à se régler, tandis que les marques baissaient leurs prix ».
« C’est clairement une opportunité en or et le moment idéal », confirme Sean Wang, vice-président de Netease Kaola, leader chinois de l’e-commerce transfrontalier, qui a récemment mené une tournée internationale de séductionauprès des marques. Il est désormais clairement établi que la Chine devient le centre de la consommation mondiale. La classe moyenne y est composée de plus de 300 millions de personnes, et les marques occidentales ont un avantage fort pour répondre aux nouvelles attentes ».

Selon le dirigeant, le luxe profite également d’un changement de mentalité du côté de Pékin. « Avant, la Chine incitait les marques souhaitant y vendre à développer leur approvisionnement sur place. Désormais, le pays part du principe que chaque nation a ses points forts, et qu’il faut donc faire venir les bons produits de là où ils sont fabriqués ».
« Jusqu’ici les sites étaient plutôt généralistes, allant du bas au haut de gamme, et les marques de mode y géraient leur présence de manière très prudente. JD.com et Alibaba ont lancé l’offensive avec leurs nouveaux espaces dédiés afin de rassurer ces dernières contre les risques de contrefaçons. Les griffes vont très probablement tester ces sites, car il ne faut pas perdre de vue leur trafic colossal. On parle de centaines de millions de visiteurs  », rappelle Claudia D’Arpizio, partenaire de Bain & Company.
« La Chine est le marché doté, dans l’absolu, du plus grand potentiel du point de vue du e-commerce. Dans les deux prochaines années, nous prévoyons une croissance très forte des ventes de luxe sur le web notamment via le mobile et WeChat », poursuit-elle. Ce réseau social, l’un des plus populaires dans l'Empire du Milieu avec plus de 870 millions d'utilisateurs quotidiens actifs, multiplie depuis un an déjà les initiatives spéciales avec les grandes griffes.

Comme beaucoup d’autres, Saint Laurent a bien compris la manne que pouvait représenter ce marché. La griffe du groupe Kering a annoncé début août le lancement d’un site de vente en ligne en Chine via la marketplace de luxe anglaise Farfetch. La marque a été la première, de fait, à tirer bénéfice du partenariat noué entre Farfetch et JD.com, ce dernier ayant déboursé 355 millions d’euros en juin dernier pour devenir actionnaire majeur du portail britannique de luxe.
A cette occasion, le fondateur et co-PDG de Farfetch, José Neves, expliquait comment « le commerce électronique en Chine est la seule voie pour pénétrer pleinement ce marché. Cependant, jusqu'à maintenant, y faire des affaires en ligne à grande échelle était incroyablement complexe pour les marques de luxe. C'est pourquoi nous y avons construit une plateforme inégalée ». Exemple pratique ? Les collections des boutiques Saint Laurent en Chine sont intégrées à son e-shop, et grâce au support technologique et logistique de son partenaire, allié à celui de JD.com, la griffe est l’une des rares à garantir une livraison en 90 minutes dans ce pays, tout en limitant les risques d’être copiée.
« De très nombreuses marques font davantage confiance aux pure players. En matière de luxe, cela fait la différence. Tout est dans le respect des valeurs que les designers insufflent dans leurs créations. Comme vous le savez, certains acteurs du commerce en ligne ne respectent pas cela », glisse Josh Gartner de JD.com.
La capacité logistique du numéro deux chinois du commerce électronique, avec près de 350 centres de distribution et d’entrepôts, combinée au savoir-faire du Britannique en matière d’expérience d’achat, va aider l’opérateur asiatique à améliorer son image et à élever ses standards ainsi que la qualité de ses prestations. Ne reste plus dès lors qu’à rassurer les maisons en leur expliquant comment le risque de copie est moindre dans le e-commerce, grâce à un contrôle et à un traçage plus facile à mettre en place sur le web que dans les boutiques physiques.
Pour mieux convaincre les grands noms européens du luxe, JD.com s’apprête, un an après l’installation d’un bureau parisien d’Alibaba, à inaugurer officiellement son siège européen à Paris. Et le choix de prendre place sur la très chic Avenue George V résulte d’une volonté de se lier aux occupants de la toute proche Avenue Montaigne.

D’autres ont choisi Milan pour courtiser les marques du made in Italy, comme Mei.com, la plateforme chinoise de luxe cofondée en 2009 par le français Thibault Villet, toujours à la tête de la société rachetée par Alibaba en 2015. Celle-ci a organisé en septembre dernier un événement spécial en ouverture de la Fashion Week lombarde, afin de rencontrer la presse et les entrepreneurs transalpins.
« La classe moyenne chinoise est composée de 360 millions de personnes, qui doubleront d’ici à 2020 et adorent les produits de luxe italiens. Il faut savoir que le pays compte 260 villes avec plus d’un million d’habitants. En-dehors des mégapoles Shanghai, Pékin, Canton ou Shenzen, où elles ont des boutiques, les griffes n’ont d’autre choix, si elles veulent intercepter ce potentiel, que de passer par l’e-commerce », assure Mattia Mor, directeur exécutif Europe de Mei.com.
« En Chine, il y a un énorme potentiel, mais le système digital repose surtout sur les grands acteurs. Les marques qui souhaitent y ouvrir un e-shop doivent passer par les plateformes des géants, comme Tmall ou la section Luxury Pavilion d'Alibaba. Les consommateurs ne peuvent multiplier à l’infini les applications sur leur téléphone mobile. Ils préfèrent avoir affaire à une seule plateforme. Les marques l’ont compris et l'on assiste de fait à un changement de mentalité », constate-t-il.
« Les maisons de luxe ne s’attendaient pas à devoir passer par des acteurs si prépondérants en Chine », reconnaît Stéphane Rouqette, PDG d’Azoya, spécialiste de l’accompagnement des marques vers l’e-commerce chinois. « Tout le monde n’a pas vocation à aller vendre sur un site d’Alibaba, JD.com ou Kaola. L’important est de positionner la marque comme elle doit l’être sur le marché. Si votre entreprise n’est pas connue là-bas, la stratégie cross-border n’est sans doute pas la plus appropriée : il faut d’abord une vraie stratégie de marque », conclut-il.